Nous avons tous quelque chose à cacher
Ceci est la base retranscrite de mon intervention du 2 décembre 2011 lors de l’émission SOURCE (18 – 19h) sur Radio Campus Bruxelles. Le podcast est ici.Sans vouloir jouer au paranoïaque de base qui voit Big Brother partout, j’aimerais vous présenter la problématique de la vie privée sur le Net, l’extension étant facile à faire dans le monde réel. La fragilité de nos données privées sur le Net est d’autant plus grande que les technologies de profilage et de traçage de clics existent déjà – n’attendant plus que l’émergence d’une politique sécuritaire, ou d’un acteur numérique aux intérêts commerciaux basés sur vos données personnelles. Finalement, pour se prémunir de tout risque de corruption de la liberté de chacun.
Pour cette dernière catégorie, les deux plus gros poissons sont bien connus de tous : Google et Facebook, référençant vos contenus, données privées, et les monétisant auprès d’annonceurs, de régies publicitaires, … Nos données finissent souvent publiées quelque part, à notre insu, soit parce que nous y sommes incités en tant que « fond de commerce » du Web social, parce qu’évoluer sur la toile c’est d’office laisser des traces, soit parce que nous ne prêtons pas attention à bien protéger ce que l’on dit.
Imaginez-vous en pleine rue, récitant tout haut vos codes bancaires, numéros de sécurités sociale, vos clefs posées bien en évidence devant vous, votre adresse marquée sur le trousseau. Voilà à quoi vous vous exposez par négligence, parce que le monde numérique n’est pas si différent de ce que vous pouvez vivre dans la réalité – avec beaucoup de guillemets.
J’entends souvent, quand je m’embarque dans des palabres sur la sécurité numérique, le chiffrement, l’anonymat ou la traque numérique, qu’il me faut bien être paranoïaque, que si je n’ai rien à cacher je n’ai pas à protéger ma vie privée avec autant de ferveur.
Selon moi, cette parade procède d’un retournement complet de notre liberté. Comme si nous devions la réclamer à un pouvoir sensé défendre celle-ci, non pas la marchander avec nous, humains libres et égaux en droits. Or, du moment où une quelconque entité dispose des technologies pouvant nuire à la sauvegarde de ma vie privée – aussi bonnes puissent être ses intentions -, je préfère de loin être méfiant. Nul n’est à l’abri d’un revirement politique, ou économique, concernant les données que nous aurions livré en pâture.
Nous avons tous quelque chose à cacher, soutiens-je. Et cela peut être aussi mince et pourtant brûlant que vos identifiants eBay, Paypal, ou Amazon. Ou les données qui transitent vers le site de votre banque. Voilà des données sensibles, personnelles, qu’il faut à tout prix protéger. Mais au-delà de ces simples questions de défense de la propriété privée, la confidentialité des données est pour moi un enjeu en soi.
Premièrement parce que ce n’est pas nous qui jugeons de ce qui est reprochable ou non dans l’usage du réseau. Que l’on ait ou non quelque chose à se reprocher, par soi-même, est un argument secondaire. Des activistes qui luttent sur le réseau pour des idéaux de liberté croupissent dans les prisons iraniennes, chinoises, tunisiennes, égyptiennes, mais aussi françaises ou américaines – alors que pourtant ils ne se reprochaient rien. Le mouvement d’Occupy Wall Street est le parfait exemple de personnes réprimées pour une protestation pourtant pacifiste et légitime.
Ensuite, cet enjeu est d’autant plus vital qu’il n’est pas protégé par les fondements démocratiques. Ce que je vous dépeins ici n’est pas une lubie d’états autoritaires, éloignés dans le temps et dans l’espace de là où vous vivez. C’est ici, et maintenant, que tout se passe. La lutte contre le banditisme, le piratage, la pédopornographie ou le terrorisme, peut bien être légitime, elle ne doit pas servir de prétexte au quadrillage de toute une population, fantasme récurrent de tous les régimes autoritaires auxquels nous ne voulons nous identifier, ou nous soumettre.
Un État qui (se) permet le fichage numérique et méthodique de sa population est, pour moi, toujours déjà coupable d’autoritarisme. Ça ne suppose pas un « changement de pouvoir » ou l’émergence d’une dictature : c’est une situation qui dépasse le régime politique spécifique à nos états occidentaux.
En ces temps où la subversion est implacablement traquée, où chacun est vu comme un terroriste nazi pédophile en puissance devant prouver son innocence par sa mise à nu, il est bien difficile de prévoir si la fréquentation d’une page web de militants écologistes ne pourra pas, dans un futur plus ou moins proche, nous envoyer en prison sans passer par la case départ. Se cacher est un enjeu politique et moral, tout simplement, et doit être un but poursuivi pour lui-même.
Ayons tous quelque chose à cacher, nous-mêmes, et brouillons les pistes. Si nous ne pouvons être anonymes, soyons pseudonymes. Faisons attention à ce que nous disons sur des sites qui ne nous appartiennent pas, monnayés par des multinationales peu scrupuleuses, écoutés par des états paranoïaques.
Nous, citoyens, ne pouvons laisser notre liberté et la protection de notre vie privée être criminalisés. Nous ne devons pas croire que nous ne risquons rien si l’on a un comportement – avec beaucoup de guillemets encore une fois – normal et sain. Une horreur morale. Qui décrétera cette normalité, cette sanité ? Sur quels critères ? Cette pensée est affolante pour moi, et ne peut être soumise à des lubies politiques ou économiques.
Nous devons agir et nous défendre, cela devient urgent, vital. Je finirai sur une citation :
Ceux qui sont prêts à abandonner une liberté fondamentale pour obtenir temporairement un peu de sécurité, ne méritent ni la liberté ni la sécurité. – Benjamin Franklin.Les exemples sont nombreux, et font ponctuellement l’actualité : - OWNI et Wikileaks qui publient une compilation de documents publics concernant des sociétés spécialisées dans l’écoute et l’analyse de données personnelles transitant sur le réseau ; - le site Reflets s’échinant à révéler la disposition d’une société française, Amesys, vendant des dispositifs d’écoute à l’échelle de pays entiers, comme la Lybie, le Qatar, … de façon opérationnelle ; - Le Guide d’autodéfense numérique qui brasse toute la problématique des traces informatiques qui pourraient être récupérée à votre insu, contre votre gré ; - un logiciel de chiffrement, Pretty Good Privacy, a longtemps été considéré par les États Unis d’Amérique comme une arme parce qu’elle ne pouvait en déchiffrer les résultats ;
Quelques œuvres de fiction qu’il est toujours bon de relire ou de revoir :
- Minority Report, chacun étant continuellement identifié, dans le moindre de ses déplacements, par une analyse de sa rétine ;
- Matin brun, de Franck Pavlof. Court, accessible, et instructif quant à la perte progressive de chacune de nos libertés.
- 1984 ;