Obsolescence programmée

Note : cette série est une retranscription de mes interventions lors de l’émission SOURCE sur Radio Campus Bruxelles.

Très chers auditeurs et auditrices, j’espère vous faire voyager, vous offrir une vue plongeante sur un monde dont vous n’avez peut-être pas conscience. J’aimerais vous montrer un monde où le matérialisme dicte sa loi, un cauchemar où l’on enlève à l’homme son pouvoir sur l’objet. Le rêve absurde où nous nous soumettrions aux objets, qui n’est pas libre dans son fondement.

Imaginez, mesdames et messieurs, un monde où les moyens techniques et scientifiques nous permettraient de produire des ampoules à incandescence d’une durée de vie de plus de 100.00 heures – j’ai fait le calcul pour vous, disons 10 ans sans discontinuer -, mais qu’un cartel nommé Phœbus a «harmonisé» leur espérance de vie à quelques mille heures afin de s’assurer des rentrées d’argent plus conséquentes et plus fréquentes.

Imaginez un monde où le simple fait de changer l’emballage d’un châssis et d’un moteur communs, en changeant seulement d’esthétique et de design, rend désuet quelque chose de finalement similaire. Un monde où l’apparence règne et est pensée pour être éphémère, dégradable aisément dans sa seule image et non pas sur des caractéristiques techniques. Un monde d’Industrial Design, où il faut « inculquer à l’acheteur le désir de posséder quelque chose d’un peu plus récent, un peu meilleur et un peu plus tôt que ce qui est nécessaire », disait Brook Stevens.

Imaginez un monde où les bas nylons permettaient de remorquer une voiture tellement ils étaient résistants, ne filaient plus, si résistants qu’il ne fallait plus en racheter. Une plaie économique où le consommateur se voit forcé de mettre la main à la poche pour faire vivre celle-ci, incapable de vivre au ralentit ou en status quo.

Imaginez un monde où il vous est impossible de remplacer la batterie de votre baladeur, de votre smartphone, où l’on adjoint des puces à vos composants électroniques comme votre imprimante ou votre lave-linge pour qu’ils envoient un signal de mort à vos objets.

Je ne vous demande finalement aucun effort particulier, vous l’aurez compris : ce monde tel que je vous le dépeins est celui dans lequel nous vivons, et auquel nous participons. Un monde de réduction des coûts et d’augmentation du rythme de renouvellement, tout simplement. Les exemples que je vous ai cité simplement ceux de la page Wikipédia concernant l’obsolescence programmée.

À propos des ampoules, je ne noircirai pas le tableau plus qu’il ne faut : actuellement les lampes LED ont elles une espérance de vie de quelques 25 années. Je ne parlerai pas de la pollution qu’elles entraînent, ni de leur coût de production.

Mais parlons un peu de l’obsolescence-même, ce parangon de la société de consommation. On ne vous vend – ou plutôt vous n’achetez – que des objets à la durée de vie limitée, conçus pour être détruits, jetés dans des décharges à ciel ouvert dans un pays lointain (l’Inde, le Ghana, …), remplacés par un modèle neuf, supposé meilleur.

De façon non exhaustive je peux vous parler de plusieurs obsolescences possibles. Il y a d’abord le défaut fonctionnel, où une pièce se brise et l’objet devient inutilisable, coûtant plus cher en termes de transport et de main d’œuvre à réparer que la production d’un modèle neuf.

Je peux aussi relever la péremption, ces dates limites de consommation. Cela brasse les produits alimentaires, mais aussi les cosmétiques, pharmaceutiques ou chimiques. Pourtant il n’est pas rare que les produits soient encore utilisables, simplement bons, passés cette date. Cependant, pour beaucoup le registre de la peur est mis à l’épreuve : nul n’a nécessairement envie de se retrouver potentiellement malade pour un peu de jambon périmé.

Il existe aussi ce qu’on appelle l’obsolescence indirecte : un produit qui va encore toujours et bien devient inutilisable parce que des produits annexes (cartouche d’encre, chargeur de batterie, disque dur pour netbook, …) sont tous simplement épuisés, voire même obligeamment comme a pu le faire Apple avec les disques durs de ses iPods. Sans pièce de rechange, service après-vente, support du constructeur, vous n’avez d’autre choix que d’actualiser votre objet.

Je pourrais encore bavasser sur l’obsolescence par notification, où le produit envoie un signal parfois faux comme quoi il est devenu inutilisable (comme les imprimantes), ou encore l’obsolescence par incompatibilité, encore plus présente dans le domaine informatique. Mais nous voyagerions trop loin à mon goût, entre les combats de normes et de standards que se livrent les constructeurs.

Si nous y ajoutons des soucis esthétiques, nous sommes en plein englués dans ce qu’est l’économie industrielle, d’échelle, et il est inutile de ce dire qu’avant, dans un passé bien lointain tant qu’il ne signifie rien, ce n’était peut-être pas le cas. La calcul est si vite fait qu’il m’étonnerait qu’il soit neuf ; nommons-le le bas de gamme, un compromis désastreux d’une qualité sacrifiée au nerf de la guerre : le prix.

Ce souci économique nous renvoie au prix total, personnel, à payer afin de garder le pouvoir sur son objet, qu’il obéisse à nos besoins, à nos désirs. Cela nécessite du temps, de la recherche, des contacts avec des bricoleurs, ouvrir ses objets et savoir comment ils fonctionnent, une fibre peut-être un peu écologique à refuser de jeter des produits nocifs qui vous prendraient une semaine de votre temps, comparant cette petite semaine active aux peut-être quelques milliers d’années qu’il faudra à la nature pour dégrader réellement vos objets. Du temps, de l’investissement. Un prix énorme.

Voilà, je vous laisse ici dans notre voyage, avec le constat amer que nous ne prenons plus le dessus sur les objets produits par la société de sur-consommation pour deux raisons simples : par facilité du remplacement, et parce que cela nous coûte bien plus personnellement.

Cette société nous pose actuellement un autre problème, d’ordre moral. Oui, je vous ai fait vivre j’espère une entreprise morale. Actuellement, nous cherchons pour beaucoup des produits peu chers, parce que c’est quand même la crise depuis des dizaines d’années, solides, beaux, utiles, fiables. Nous cherchons le compromis entre des qualités discordantes.

J’aimerais vous poser quelques petites questions, très dirigées, à vous mes chers collègues, mais aussi à vous très chers auditeurs. Répondez-y ensuite, répondez-moi ou gardez ce mouvement pour vous, mais je vous lâche la lourde d’abord.

Avez-vous déjà démonté et remonté un meuble Ikea avec succès ? Ces mêmes meubles qui se détruisent lorsqu’on les démonte, oui, d’expérience vécu. Et parfois même au premier montage, je ne vous cache pas mes déboires. Ensuite, puisque notre système économique est pour l’instant ainsi fait : êtes-vous prêts à mettre le prix pour un produit dit durable ?

N’avez-vous pas l’impression qu’il s’agit aussi d’un phénomène de mode, qui nous soumet toujours à ce maudit objet, à sa volonté programmée ?

Enfin, pensez-vous que la durée de vie annoncée sur certains produits est juste, et pas pensée pour vous faire peur et vous forcer à jeter, et racheter ? Du pousser à la consommation en quelques sortes ?